Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Les Rencontres de l'Art Postal
1 octobre 2008

Les mauvaises fréquentations / Blog de Thierry Savatier...

30 septembre 2008

 A l’heure où le projet de privatisation partielle de La Poste se dessine, le néo-puritanisme d’outre-Atlantique ferait-il des émules jusque dans les centres de tri ? Les mânes du procureur Ernest Pinard (le persécuteur de Baudelaire et de Flaubert, qui écrivait des poèmes salaces à ses heures perdues) planeraient-elles sur le Ministère public de Cahors, 150 ans après la condamnation des Fleurs du Mal ? La récente mésaventure de Philippe Pissier le laisserait volontiers penser. Cet artiste plasticien installé à Castelnau-Montratier (Lot) pratique le « mail art », ou « art postal », en d’autres termes la création d’œuvres à partir de (ou au format de) cartes postales ou autres objets, affranchis et acheminés par courrier à un destinataire donné.

A l’occasion de sa participation à un salon artistique organisé en Allemagne, il eut l’idée d’envoyer par la poste, en juillet dernier, quatre cartes issues d’un collage représentant, selon l’AFP, le visage d’une femme, la bouche entravée d’un cordage et son buste dénudé laissant apparaître ses seins à l’extrémité desquels étaient fixées des pinces à linge. L’œuvre présente, certes, une connotation érotique, mais elle ne saurait être comparée aux cartes postales grivoises qui étalent chaque été leur vulgarité dans les présentoirs des boutiques de souvenirs de stations balnéaires et qui, presque toujours assorties d’un message imbécile imprimé, en montrent bien davantage. La Poste les achemine sans s’offusquer.

Mais dans le cas qui nous intéresse, certains agents zélés du centre de tri de Cahors ont fait montre d’une rare pudibonderie. Ils ont saisi leur hiérarchie devant tant de « pornographie », étalée à leurs yeux (perçants, vu l’espace réduit d’un pli…) Il entre, paraît-il, dans les devoirs de chaque agent de signaler les envois « choquants », ou portant « manifestement atteinte aux bonnes mœurs » (sic), sans toutefois que soient définis ces critères d’appréciation, laissant la porte ouverte à toutes les dérives…

Ce qui est nettement plus surprenant toutefois, c’est que le Parquet de Cahors semble leur avoir donné raison, puisqu’une il a diligenté une enquête préliminaire au cours de laquelle une perquisition a été menée au domicile de l’artiste dont ordinateur et quelques œuvres ont été saisis, le privant ainsi au passage de son outil de travail pour une durée indéterminée.

C’est, une fois encore, sur le fondement de l’article L 227-24 du Nouveau Code pénal qu’ont été diligentées les poursuites. J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer ici cette disposition punissant de 3 ans de prison et 75.000 euros d’amende « le fait soit de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support un message à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine, soit de faire commerce d’un tel message […] lorsque ce message est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur. »

 Adopté en 1993 avec l’ensemble du nouveau code, ce texte n’avait pas pour but, dans l’esprit du Législateur, de s’attaquer aux artistes. Jacques Toubon, ministre de la Culture, le précisa explicitement dans un article du Monde du 1er avril 1994 à l’occasion d’une plainte déposée contre la couverture d’un roman de Jacques Henric illustrée d’une petite reproduction de L’Origine du monde de Gustave Courbet :

« Les dispositions du Nouveau Code pénal, à la discussion desquelles j’ai participé en tant que parlementaire, n’ont jamais été établies dans le but de contrôler ce genre d’images, ni de censurer les œuvres d’art. Elles visent essentiellement à empêcher la diffusion de messages pornographiques susceptibles d’atteindre la jeunesse, en particulier les Minitels roses. »

En dépit de cette précision capitale, l’article L 227-24 reste l’arme favorite des censeurs, le plus souvent issus d’associations « familiales » et de groupes de pression religieux, contre les œuvres érotiques des écrivains et des peintres. Car ces bien-pensants, qui semblent avoir le chromosome chatouilleux lorsqu’il s’agit d’art, se montrent beaucoup plus discrets face à la puissante industrie pornographique, sans que l’on puisse s’expliquer cet étrange comportement…

Pour se défendre, Philippe Pissier fait appel à la plus élémentaire logique : « Je suis  majeur, les employés du centre de tri postal sont majeurs, le facteur est majeur et le destinataire est majeur. Je ne vois pas où est le problème. » Nous non plus, d’autant qu’une œuvre d’art n’a rien à voir avec la pornographie.

Cette affaire ridicule n’est pas sans en rappeler quelques autres : l’interdiction, par les autorités du gouvernement islamiste turc, de La Liberté guidant le peuple de Delacroix dans les manuels d’histoire, pour cause de poitrine dénudée (de ladite Liberté) ou la mésaventure récente de Jean-Claude Baker, l’un des fils de Joséphine Baker. Ce dernier, propriétaire d’un restaurant à New York, se vit refuser par les Postes américaines l’envoi de cartes publicitaires, fac-simile d’une aquarelle de 1926 représentant la chanteuse en tenue des Folies Bergères, costume de plumes et seins nus, au motif qu’il s’agissait d’une « publicité pornographique ». Il dut batailler contre l’administration (le puritanisme évangélique se porte à merveille dans ce pays) et faire appel à la NYCLU, association  new yorkaise de défense des libertés civiles, pour obtenir gain de cause.

Si l’on venait, en France, à condamner Philippe Pissier, alors, il faudrait, dans un souci de cohérence, interdire aux mineur l’accès à l’ensemble des musées, retirer de la vente les cartes postales représentant L’Origine du monde, l’un des grands succès de la boutique du musée d’Orsay, et retourner à l’envoyeur les plis portant des timbres où s’étalent les nudités artistiques tous seins dehors (par exemple une sculpture d’Ogiwara représentant une femme nue agenouillée, les mains derrière le dos des Postes nippones, Loth et ses filles (une affaire d’inceste…) de Hendrick Goltzius édité par les Postes de Sierra Leone, ou encore ces toiles de Rubens, Chirico et autres dangereux pornographes émises par les Postes… des Emirats Arabes Unis !

Plusieurs voix se sont élevées, dans le passé, pour que les œuvres artistiques soient  explicitement exclues du champ d’application de l’article L 227-24 du Nouveau Code pénal afin que soient respectées les intentions du Législateur telles que définies par Jacques Toubon et pour protéger la création. Jusqu’à présent, aucun projet de loi allant dans ce sens n’a été déposé devant le parlement par les gouvernements qui se sont succédés depuis 1993. Il serait temps d’y songer, pour mettre un terme aux actions d’individus ou de groupuscules qui tentent à toute occasion – heureusement sans grand succès pour le moment – d’imposer à tous leur vision conservatrice du monde et s’attaquent à la liberté de l’art sous couvert de protection des mineurs parce que leur ennemi est l’esprit. Hannah Arendt l’avait dit :

« Réfléchir, cela signifie de toujours penser de manière critique, et penser de manière critique, cela signifie que chaque pensée sape ce qu’il y a en fait de règles rigides et de convictions générales. »

C’est justement cette remise en cause d’un ordre établi, objet de leurs fantasmes, que ces individus et groupes de pression souhaitent abolir.

Illustrations : Gabrielle d’Estrée et sa sœur la duchesse de Villars, Ecole de Fontainebleau, vers 1594 (détail) - Enseignoscope, visionneuse de carte postale, photo CRDP) - Timbre poste, Ogiwara Morie, Femme, sculpture, 1910 - Timbre poste, Rubens, L’Arrivée de Marie de Médicis à Marseille - Joséphine Baker, 1926 - Delacroix, La Liberté guidant le peuple (détail).

http://savatier.blog.lemonde.fr/2008/09/30/quand-des-postiers-censurent-un-artiste/

Quand des postiers censurent un artiste…

Publicité
Publicité
Commentaires
M
Bonjour,<br /> <br /> L’intérêt que vous portez à Hannah Arendt me détermine à vous indiquer l’étonnement qui est le mien à lire, avec la plus grande attention, « Les origines du totalitarisme ». Vous en trouverez la marque dans :<br /> <br /> http://crimesdestaline.canalblog.com<br /> <br /> Très cordialement à vous,<br /> <br /> Michel J. Cuny
Les Rencontres de l'Art Postal
Publicité
Derniers commentaires
Publicité